TOUTE L'ACTUALITE DU TORO,

 PAR JEAN-LOUIS CASTANET

 

 BAYONNE S’AFFICHE – 2ème partie

     8 Juillet : Il y a aussi Santa Coloma et Santa Coloma... L’an passé, ce courant de sang était doublement représenté, par San Martín et Victorino, lui aussi Martín. L’édition 2003 ne fait plus appel au premier, et l’explication tient peut-être à l’aspect douteux des cornes d’une corrida matinale dont le cartel ne justifiait pourtant pas la suspicion. Entendez par là que si manœuvre frauduleuse (afeitado) il devait y avoir, on l’attendrait davantage dans une affiche à base de Ponce ou Juli qu’avec Lescarret ou Valverde. Vu au campo en juin et jugé très satisfaisant de présentation, le lot avait soulevé en piste bon nombre de protestations, légitimes au vu des « pointes » mais difficiles à étayer par une explication logique. Qui dira jamais le mystère de ces lots, superbes au campo puis écornés dans le ruedo…

     Le Santa Coloma-Albaserrada de Victorino, incontournable, irremplaçable et en tous lieux attendu comme le messie cornu, se teinte largement de Saltillo, ce qui n’enlève rien au pelage grisâtre de ces boules de nerfs, mais leur adjoint ce fameux aspect « tocado de pitones », cornes relevées vers le ciel à la limite parfois du « cornivuelto », voire même du « cornipaso ». Je me souviens, naguère à Bilbao, d’une « vache des Indes » dont mon voisin de tendido avait dit à l’époque : « éste, como no embista marcha atrás… » (Celui-ci, à moins de charger en marche arrière…).
     L’intérêt essentiel du Victorino tient à sa « race » au sens taurin du terme. Encore un mot difficile à définir, de même que ses composantes, la caste, la bravoure et la noblesse. Tentons le coup malgré tout : la « race » serait un feu dont la bravoure serait des flammes qui s’alimenteraient aux braises de la caste. Il existe des « mansos con casta » comme il est des feux sans flammes. La noblesse, elle, ne doit pas être confondue avec l’innocence. Un toro noble suit les indications du matador sans esprit retors, mais ne pardonne pas ses erreurs. Faute de quoi apparaît la « sosería », la fadeur qui enlève mérite et intérêt au travail de l’homme de lumières.
     La noblesse du Victorino s’exprime à travers son tempérament fougueux, l’animal suit inépuisablement tout ce qui bouge, il se retourne comme un chat et la muleta ne doit pas être sortie de son mufle. Ces éléments donnent mobilité et belle émotion au combat ; ces toros valorisent tout ce que peut réaliser le belluaire, à l’inverse de 90% des autres spectacles où l’animal supposé brave n’est qu’un bloc de marbre, épuisé et pantelant après dix passes sans odeur ni saveur, bref l’inverse exact de ce que nous sommes en droit d’attendre. Pour cela et simplement cela, n’hésitons pas à rendre grâce à Don Victorino Martín, même si lui non plus n’est pas à l’abri d’un échec. Mais moins que les autres…

     La surprise bayonnaise, on la trouve avec la double présence de bétail issu d’un tronc prestigieux : Parladé-Rincón-Núñez. Certes, les toros des frères Lozano ne semblent guère au meilleur de leur forme en cette année 2003. Le label Alcurrucén, s’il joue encore dans la cour des grands, n’en perd pas moins progressivement de sa crédibilité. Certes encore, il est difficile au seul nom de Marcos Núñez, de ne pas évoquer la silhouette tout ensemble forte et fragile de ce Yiyo trébuchant, cœur déchiré, sur le sable de Colmenar Viejo. Toro et torero s’étaient alors écroulés ensemble. Mais il sera intéressant de juger de l’évolution d’une maison naguère incontournable, celle de la grande famille Núñez, et désormais contrainte de jouer les utilités face au raz de marée domecquien.

     Le reste apparaît nettement plus marginal. Retenus à nouveau pour la novillada du 14 juillet, les Prieto de la Cal se distinguent du cheptel classique par des pelages peu connus, allant du blanc au châtain clair en passant par toutes les teintes de jaunâtre et gris pâle. Tout cela tient à leur origine vazqueña, une race quasi disparue de la planète taurine, si l’on excepte les « patas blancas » (croisés avec du Santa Coloma), les Domecq chez qui quelques rares goutelettes de ce sang maintiennent la variété du pelage, et … les Benítez Cubero, eux aussi issus d’un croisement Vistahermosa-Vázquez. Lesquels Cubero seront à l’affiche le 2 août pour la séance de rejoneo. Méditons, pour l’occasion, sur la destinée d’un fer autrefois au zénith, adoré de Curro Romero qui leur doit un apocalyptique triomphe madrilène, et désormais relégué au rang de spécialiste des courses à cheval. A l’image d’autres noms de prestige, tels que Félix Hernández Barrera (les anciens Guardiola Soto !), ou les beaux Murube-Urquijo de Flores Tassara. Imaginez que d’ici trente ans, les corridas de rejon soient devenues l’apanage de … Juan Pedro Domecq !

     Ainsi se présentent, côté ganaderías, ces cartels bayonnais, finalement équilibrés et dignes de la catégorie de la plaza.

 

 GANADERIAS ASPIRANTES: OUVERTURE, OU MAGOUILLE?

     18 Juillet: Merveille des dictons populaires, tout ensemble empreints de poésie, de « grâce » et de vérité.
     En ce début de juillet toujours aussi caniculaire, plus d’un nous viennent à l’esprit. « En Burgos, hay dos estaciones, el invierno y el ferrocarril ». A Burgos, il n’y a que deux « estaciones » (saison et gare) : l’hiver et celle du chemin de fer.
     « En Castilla, nueve meses de invierno, tres meses de infierno ». En Castille, neuf mois d’hiver et trois mois d’enfer.
     « El aire de Madrid es tan sútil que mata a un hombre y no apaga un candil ». L’air de Madrid est si subtil qu’il tue un homme sans éteindre une chandelle.
     D’autres diront encore, mais pour des raisons extra-climatologiques, que « Madrid les mata ». Madrid les tue. Allez savoir pourquoi…

     Toujours est-il que le fouineur en toros que nous ne pouvons nous empêcher d’être prend la route à l’heure où Pamplona dégorge de moins de poésie, et franchit les paliers d’un climat bien connu : 10 heures du matin à Vitoria ; un petit 20 degrés bien agréable et une grisaille dont nous devinons vite qu’elle ne durera pas. Passé le grand panneau séparant Euskadi de Castilla-León, les nuages disparaissent, et le thermomètre prend huit degrés d’un coup. Arrivés dans la province de León, les trente unités sont largement dépassées, qui croîtront encore vers Zamora et deviendront un aimable souvenir lorsque se profileront les tours de la cathédrale de Salamanca dans un horizon plus blanchâtre que bleuté. Litres de sueur et nuages de poussière ; pour les grosses mouches du lieu, il y a à boire et à manger dès lors que la seule climatisation du véhicule consiste à ouvrir les vitres. A croire que nous sommes masochistes !
     But de l’opération : dénicher les quelques rares ganaderías qui aient encore échappé à nos enquêtes « sherlockholmesques » de cet hiver, et notamment celles qui appartiennent à cette nouvelle catégorie que l’on nomme « aspirantes ». De quoi apprendre, essayer de comprendre, et découvrir ce dont le monde de la Unión de Criadores de Toros de Lidia (Union des Eleveurs de Toros de Combat) peut être faite. De quoi, aussi, se poser des questions.

     Refaisons le chemin à l’envers. On peut toujours se dire que « cualquier tiempo pasado fue mejor » (c’était toujours mieux avant), et que la clarté illuminait cette noble association, noble à tous les sens du terme, d’ailleurs. On possédait un fer, par héritage ou par achat, on appartenait à l’élite, on avait le droit exclusif de « lidier » dans les arènes d’importance, en novillada et corrida, et ceux qui voulaient rejoindre ce gotha devaient en passer par les fourches caudines d’une épreuve longue et drastique, nommée fort justement « prueba », qui limitait les ambitions, certes, mais offrait aussi l’avantage de garantir une certaine qualité de bétail. Il fallait, au long de quelques spectacles majeurs en plazas majeures, n’y souffrir ni toro renvoyé, ni manso criant.
     Curieusement, c’est de la France que viendra la première pierre jetée sur ce précautionneux édifice : inscrit nulle part, refusant de l’être et portant haut la caste de son bétail, Hubert Yonnet s’en va-t-en guerre à Barcelona, Madrid et Sevilla. Trois bastions de première catégorie qui, désormais, ouvrent leurs portes à d’autres fers de « seconde ». S’y engouffrera notamment Adolfo Martín, neveu de qui l’on sait et désormais inscrit à la Unión.
     Les réformes de l’institution ne pouvaient manquer d’en tenir compte, et l’on décide, après force palabres au niveau national, que tout ganadero pourra présenter ses produits, sans restriction de lieu, à condition d’être inscrit dans un arbre généalogique espagnol devant constituer la mémoire de tout ce que la Péninsule compte de sang bleu à cornes. Fastoche ! Ainsi devraient disparaître les clivages, les appellations honorifiques et autres privilèges dont a toujours joui la « Unión ».
     C’est mal connaître la pesanteur d’un milieu attaché à ses particularismes et au prestige de son histoire. La loi est une chose, le « nom » en est une autre. Néanmoins, un article laisse désormais béante la porte aux « aspirantes », afin qu’ils puissent rejoindre le « sancta sanctorum », mais l’afflux massif de candidats (rien moins que 65 à ce jour !), et surtout l’identité de ces derniers pose question : l’ « Unión », en réalité, et sous couvert d’ouverture, n’a-t-elle pas mis en place un système propre à enrichir ses participants, sachant qu’une bonne moitié des aspirants possède déjà un ou plusieurs fers de « première » ? Ne crée-t-elle pas sa propre perte en multipliant les devises, quand les possibles ventes de bétail sont elles-mêmes en baisse ?

     Ces interrogations n’ont rien de gratuit (mot presque disparu du panorama), mais s’appuient au rebours sur ce que nous avons découvert lors de ce chaud périple, en parlant avec les uns, en observant chez les autres, et c’est tout cela que nous tenterons de vous expliquer, en détails mais sans délation, dans le « Campo Bravo » de vendredi prochain.

 

GANADERIAS ASPIRANTES : OUVERTURE OU MAGOUILLE (2ème partie)

     25 Juillet : Revenons à nos moutons, si l’on peut ainsi s’exprimer, s’agissant de cornus.
     Tentons de définir les diverses manières qui permettent à Guillaume, Gauthier, et surtout Manolo de devenir ganadero.
     L’idéal, certes, est d’être né Pérez-Tabernero, Galache, Domecq ou Bohórquez, et de posséder, non par ses propres mérites mais par héritage, un de ces fers prestigieux qui vous font participer, à tort  ou à raison, à une grande part des ferias saisonnières.
     Soyons plus modeste : en quête d’une « danseuse », plus d’un homme d’affaires acquerra une devise et du bétail, et montera ainsi une ganadería qui pourra bien accéder au prestige. Ainsi quelques noms en passe d’atteindre l’inaccessible étoile, et parmi lesquels Don Fernando Peña Catalán fait figure de proue.

     « De arriba p’a abajo », de haut en bas, venons-en à nos aspirantes, qui devront eux-mêmes être soumis à des degrés très divers de phagocytage au sein de cette vénérable institution qu’est la Unión. Qu’on le sache une bonne fois pour toutes, de nouveaux articles sont venus ponctuer le règlement de l’organisation, tous examinés et entérinés par icelle, tout cela pour son propre profit et au risque d’y laisser quelques parcelles de son âme.
     Expliquons-nous : chaque ganadero peut désormais créer un fer d’aspirant, moyennant quoi il lui faudra passer l’épreuve d’admission au « premier groupe », à savoir un certain nombre de corridas et novilladas réparties en plazas de diverses catégories, l’important étant de donner un résultat « satisfaisant » (on entend par là, ne pas avoir de bichos condamnés aux banderilles noires).
     Il en coûte, certes, un droit d’inscription (notre rôle, ici, n’est pas de divulguer ce genre de somme), mais l’intéressant est que chaque aspirant doit parvenir à passer l’épreuve (la prueba) en trois ans, sous peine de devoir payer à nouveau les droits d’inscription, à moins de posséder déjà un fer inscrit à la Unión. On comprend vite où nous voulons en venir : tout « unionista » à mille fois intérêt à s’y présenter, puisqu’il dispose, lui, de toute l’éternité pour y parvenir.
     On me demandera alors quel est son but dans cette opération. La réponse est simple : bien sûr, la Unión impose de ne pas vendre ce fer durant les trois années d’épreuve (n’ayant aucun goût pour la délation, nous nous abstiendrons d’indiquer par quelles combines certains ont déjà passé outre à cette interdiction). Néanmoins, et le droit d’inscription étant bien moindre que la cotisation « normale », on imagine aisément comment tous ces ganaderos revendront, au triple du prix, les droits du fer ainsi créé puis agréé, dès lors qu’il le sera, puis on verra ainsi les nouveaux acquéreurs devoir derechef cracher au bassinet pour s’inscrire dans le Saint du Saint ; on enviera encore les membres de cette docte institution qui n’en finiront plus de recueillir aumônes et prébendes et – naïveté oblige -, on se demandera pourquoi certaines maisons de haut rang (Marqués de Domecq, Gabriel Rojas et tant d’autres) se croient tenus à tant d’innovations.
     Vieille expression française, qu’il convient de ne prendre que comme telle : « à qui profite le crime » ? A tous les coqs de cette énorme couvée dont il semble légitime de se demander ce que pourront bien faire les poussins, ou plutôt quelle place ils pourront bien occuper. La corrida, désormais en récession depuis que les « Parrains » ont scié la branche sur laquelle tout le monde était assis,  permettra de moins en moins à ces nouveaux arrivants de vendre leurs produits, lesquels ne sont que les sous-Domecq, les sous-Núñez, les sous-tout ce que vous voulez, que toute empresa voudra bien acheter à très bas prix, à condition que ce qu’il restera de vedettes en veuille, et que ces nouveaux ganaderos n’accepteront pas de céder à perte, puisque ça leur a déjà tant coûté !

     Nul, dans cette affaire, n’est sorti de l’auberge, mais la tauromachie n’a rien à y gagner : cinquante coiffeurs installés dans la même rue, voilà qui n’a jamais fait pousser plus vite les cheveux !